11

Les dragons

Jamais il n’aurait cru cela possible, même avec la technologie de cette époque. Combien de téraoctets, péta-octets – existait-il un nom pour de telles grandeurs ? – d’informations avaient-ils été accumulés au cours des siècles, et sur quel support ? Mieux valait ne pas y penser, et suivre le conseil d’Indra : « Oubliez que vous êtes ingénieur, et contentez-vous d’admirer le paysage ! »

Certes il éprouvait du plaisir, mais mêlé d’une nostalgie presque insupportable. Car il volait à une altitude de deux kilomètres – du moins apparemment – au-dessus du paysage spectaculaire et inoubliable de sa jeunesse. Bien sûr, la perspective était fausse, puisque la volière ne mesurait que cinq cents mètres de haut, mais l’illusion était parfaite.

Il fit le tour du cratère Meteor, et se rappela le nombre de fois où il l’avait dévalé au cours de son entraînement d’astronaute. Et dire que certains avaient douté de son origine et du caractère pertinent de son nom ! Cependant, jusqu’au XXe siècle, d’éminents géologues soutenaient qu’il s’agissait d’un cratère de volcan, et il avait fallu attendre l’Âge de l’espace pour que l’idée s’impose – à regret – que toutes les planètes étaient soumises à un bombardement continuel.

Poole atteignit Flagstaff en moins d’un quart d’heure, et pourtant il était sûr de ne pas voler à plus de vingt kilomètres à l’heure. Déjà apparaissaient les dômes scintillants de l’observatoire Lowell, qu’il avait si souvent visité dans son enfance, et dont l’équipe, si accueillante, avait sans aucun doute orienté le choix de sa carrière. Il s’était souvent demandé quelle profession il aurait embrassée s’il n’était pas né en Arizona, à proximité de l’endroit qui avait également vu naître les fantaisies martiennes les plus élaborées. Était-il le jouet de son imagination ? Il lui semblait voir la tombe de Lowell, juste à côté du grand télescope qui avait nourri ses rêves.

En quelle année, et en quelle saison, ces images avaient-elles été enregistrées ? Il penchait pour les débuts du XXIe siècle, probablement à partir d’un satellite espion. Et guère de temps après son époque, car la ville se présentait telle que dans son souvenir. S’il descendait suffisamment bas, peut-être parviendrait-il à s’apercevoir lui-même.

C’était absurde, il le savait bien, puisqu’il avait déjà découvert que, s’il s’approchait plus près, l’image commençait à se dissoudre, révélant ses pixels de base. Mieux valait garder ses distances et ne pas détruire l’illusion magnifique.

Et là… le petit parc où il avait joué avec ses camarades de collège et de lycée ! De son temps, comme l’approvisionnement en eau devenait de jour en jour plus difficile, le conseil municipal avait plusieurs fois remis en cause son existence, et Poole fut heureux de constater qu’il avait survécu au moins jusqu’à cette époque-là. Mais quelle époque, au juste ?

Un autre souvenir lui fit monter les larmes aux yeux. Il avait parcouru ces allées étroites en compagnie de son cher ridgeback de Rhodésie, lui jetant des bâtons que le chien rapportait, comme l’homme le faisait depuis la nuit des temps.

Il avait confié Rikki à son jeune frère Martin, espérant le récupérer à son retour de Jupiter. Une fois encore la réalité s’imposait à lui : depuis des siècles, Rikki et Martin n’étaient plus que poussière… Il faillit perdre le contrôle et descendit de plusieurs mètres avant de retrouver sa stabilité.

Lorsqu’il put à nouveau voir correctement, il remarqua la bande sombre du Grand Canyon, à peine visible à l’horizon. Il se sentait un peu fatigué et hésitait à poursuivre jusque-là lorsqu’il se rendit compte qu’il n’était pas seul dans le ciel. Quelque chose approchait, qui n’était pas humain. Beaucoup trop grand pour ça.

Finalement, se dit-il, je ne serais pas surpris de rencontrer un ptérodactyle. Espérons qu’il n’est pas animé de mauvaises intentions, ou que j’arriverai à le semer. Mais… mais s’il ne s’était pas trompé de beaucoup en imaginant un ptérodactyle, ce qui approchait à grands coups d’ailes bruyants était tout de même autre chose : un dragon. Directement sorti d’un conte de fées !

Et, pour compléter le tableau, chevauché par une femme extraordinairement belle.

Enfin… elle devait sûrement l’être, parce qu’un détail gâchait l’image traditionnelle : la plus grande partie de son visage était dissimulé par une paire de lunettes d’aviateur, telles qu’en utilisaient les pilotes de biplans au cours de la Première Guerre mondiale.

Poole se mit à faire du surplace, tel un nageur dans l’eau, jusqu’à ce que le monstre ne fût plus qu’à une vingtaine de mètres. Pourtant, même à cette distance, il n’arrivait pas à déterminer s’il s’agissait d’une machine ou d’une bioconstruction. Probablement les deux.

Mais lorsque la cavalière ôta ses lunettes, il cessa aussitôt de penser au dragon.

Le problème avec les clichés, a fait un jour remarquer un philosophe (en bâillant, probablement), c’est qu’ils sont tellement vrais que ça en devient ennuyeux.

Mais le coup de foudre est-il jamais ennuyeux ?

Danil ne put fournir aucune explication, ce qui ne le surprit pas outre mesure. Son accompagnateur de chaque instant – il n’aurait en aucun cas passé pour un valet traditionnel – semblait si limité que Poole en arrivait à se demander s’il n’avait pas affaire à un handicapé mental. Il comprenait le fonctionnement des appareils de la maison, s’acquittait rapidement et avec efficacité des tâches simples, et savait s’orienter dans la Tour. Mais on en restait là ; impossible d’avoir avec lui une conversation intelligente, et lorsque Poole s’enquérait poliment de sa famille, Danil le considérait avec un air de totale incompréhension. Poole se demandait parfois si lui aussi n’était pas un bio-robot.

Indra, en revanche, lui donna d’emblée la réponse qu’il cherchait.

— Oh, vous avez fait la connaissance de la dame au dragon !

— C’est ainsi qu’on l’appelle ? Quel est son vrai nom ? Pouvez-vous m’obtenir son ident ? C’était assez malcommode pour se toucher les paumes.

— Bien sûr, ça baigne.

— Où avez-vous trouvé cette expression ? Indra eut l’air embarrassée.

— Je ne sais pas… dans un vieux livre ou un vieux film. Ça n’est pas une expression correcte ?

— Après l’âge de quinze ans, mieux vaut l’éviter.

— J’essaierai de m’en souvenir. Et maintenant, dites-moi ce qui s’est passé… à moins que vous ne vouliez me rendre jalouse.

Ils étaient devenus si bons amis qu’ils pouvaient aborder tous les sujets avec la plus grande franchise. C’est ainsi qu’ils avaient déploré, en riant, leur total manque d’attirance l’un envers l’autre. Ce qui n’avait pas empêché Indra d’ajouter : « Je crois quand même que si nous étions abandonnés sur un astéroïde désert, sans espoir d’être secourus, on trouverait un arrangement. »

— D’abord, dites-moi qui c’est.

— Elle s’appelle Aurora McAuley et, entre autres choses, elle est présidente de la Société pour les anachronismes créatifs. Draco vous a impressionné ? Eh bien, attendez de voir ses autres… créations. Tel Moby Dick, et un zoo de dinosaures auxquels la nature n’avait jamais songé !

Et moi qui suis le plus grand anachronisme de cette planète ! songea Poole. C’était trop beau pour être vrai.

3001 : l'odyssée finale
titlepage.xhtml
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Clarke,Arthur C.[Odyssee-4]3001 l'odyssee finale(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html